
Contrôle des investissements étrangers en France (IEF) –
L’Entretien de l’intelligence économique
Émission du 18 décembre 2024 – entretien réalisé par Ali Laïdi
Après Alstom et Technip suivent Exxelia, Cenexi, Souriau… La liste des entreprises stratégiques françaises vendues à la concurrence étrangère est longue. Pourtant, depuis peu, la France et d’autres pays renforcent leur législation sur le contrôle des investissements étrangers. Mais faut-il choisir entre protection et ouverture ? Éléments de réponse avec Pascal Dupeyrat, auteur de « IEF. Le contrôle des investissements étrangers en France » (Éd. Relians).
Contrôle des investissements étrangers en France : un enjeu de souveraineté nationale

Transcription
Ali Laïdi :
Bonjour et bienvenue dans L’Entretien de l’Intelligence Économique, l’émission consacrée aux coulisses de la mondialisation.
Après Alstom, Technip, Exxelia, … la liste est longue des entreprises stratégiques françaises passées sous pavillon étranger. Pourtant, depuis quelques années, la France – comme d’autres pays – a renforcé sa législation sur le contrôle des investissements étrangers.
Mais avec quels résultats ?
Faut-il choisir entre protection et ouverture ?
Pour en parler, je reçois Pascal Dupeyrat, expert reconnu en la matière et auteur d’un ouvrage récemment publié aux éditions Relians, intitulé IEF Le contrôle des investissements étrangers en France.
Bonjour Pascal Dupeyrat.
Pascal Dupeyrat :
Bonjour.
Ali Laïdi :
Cette succession de rachats d’entreprises stratégiques françaises par des groupes étrangers est-elle “normale” ?
Pascal Dupeyrat :
D’une certaine manière, oui. C’est la vie des affaires. La France est un pays attractif, avec d’excellentes entreprises. Il est donc logique que des investisseurs étrangers souhaitent investir dans des sociétés françaises qui produisent des technologies de pointe ou des biens stratégiques. C’est même, en réalité, un signe du succès de nos ingénieurs et de nos entrepreneurs. De ce point de vue, c’est une bonne nouvelle.
Ali Laïdi :
Mais il existe tout de même des lois pour encadrer ces opérations. Qu’est-ce qu’une entreprise “stratégique” au sens de la législation ?
Pascal Dupeyrat :
Une entreprise stratégique est une entreprise qui participe, directement ou indirectement, à la souveraineté nationale, à la sécurité économique ou au bon fonctionnement de la Nation. Cela peut concerner la défense, bien sûr, mais aussi des secteurs comme la santé publique ou les technologies de pointe. Par exemple, l’intelligence artificielle ou la robotique peuvent relever de ce champ, car elles sont clés pour la compétitivité future du pays.
Ali Laïdi :
Existe-t-il une liste officielle des entreprises stratégiques en France ?
Pascal Dupeyrat :
Il existe une liste de secteurs, définie par la réglementation sur le contrôle des investissements étrangers en France. Par ailleurs, certaines entreprises sont classées comme relevant d’infrastructures d’importance vitale. Mais les listes d’entreprises surveillées ne sont pas rendues publiques : elles sont confidentielles. Les services de l’État, notamment à Bercy, travaillent à identifier en continu les entreprises et activités dites “sensibles” qui nécessitent une vigilance particulière.
Ali Laïdi :
Donc la France reste un marché ouvert, mais elle a durci le ton ces dernières années. Pourquoi ce changement ?
Pascal Dupeyrat :
Le principe reste la liberté d’investir. Mais il existe une exception : la protection des intérêts fondamentaux de la Nation, notamment en matière de sécurité et de défense. Pendant longtemps, la mondialisation a été perçue comme positive. Mais la crise du COVID-19, puis la guerre en Ukraine, ont rappelé qu’il fallait aussi savoir protéger nos intérêts vitaux. On ne veut pas faire de procès d’intention aux investisseurs étrangers, mais on veut s’assurer qu’ils n’agissent pas dans une logique de prédation technologique, de désindustrialisation déguisée, ou pire, de sabotage ou de menace sécuritaire.
Ali Laïdi :
Autrement dit, la géopolitique dicte désormais le contrôle économique ?
Pascal Dupeyrat :
Oui, très clairement. On ne peut pas parler d’intérêt national sans intégrer les dimensions géopolitiques et géoéconomiques. La position de la France dans le monde, au sein de l’Europe et vis-à-vis des grandes puissances, impose de repenser la souveraineté économique. Aujourd’hui, nous sommes dans une période de recomposition des grands équilibres stratégiques, et cela a un impact direct sur les choix économiques.
Ali Laïdi :
Dans votre livre, vous expliquez que trois critères cumulatifs déclenchent un contrôle d’investissement. Le premier : l’investisseur est-il étranger ? Comment définit-on cette notion ?
Pascal Dupeyrat :
Est considéré comme étranger tout ce qui n’est pas français. Même si vous êtes européen, cela ne suffit pas : vous êtes juridiquement considéré comme étranger dans le cadre du dispositif. L’administration regarde également l’honorabilité de l’investisseur, c’est-à-dire son historique : a-t-il respecté ses engagements passés ? A-t-il été impliqué dans des opérations litigieuses ? Ce sont des éléments clés dans l’analyse du dossier.
Ali Laïdi :
Mais cela ne pose-t-il pas problème vis-à-vis du droit européen ?
Pascal Dupeyrat :
C’est une question récurrente. Mais les autorités peuvent légitimement encadrer les investissements même intra-européens si des risques de contournement sont identifiés. Par exemple, s’installer au Luxembourg pour bénéficier d’un régime plus souple ne vous exonère pas du contrôle en France.
Ali Laïdi :
Deuxième critère : l’investissement doit être “caractérisé”. Qu’est-ce que cela signifie ?
Pascal Dupeyrat :
Cela signifie que l’investissement doit entraîner une prise de contrôle – ou tout au moins une influence significative – sur l’entreprise cible. Il ne s’agit pas simplement d’un placement passif. L’État regarde si l’investisseur étranger est en mesure d’orienter la stratégie ou les décisions de l’entreprise, que ce soit par le capital ou par la gouvernance.
Ali Laïdi :
Troisième critère : l’investissement doit concerner un secteur sensible. Combien de secteurs sont concernés aujourd’hui ?
Pascal Dupeyrat :
Aujourd’hui, on compte une vingtaine de secteurs stratégiques, auxquels s’ajoutent une dizaine de technologies critiques liées à la recherche et à l’innovation. Santé, transport, défense, énergie… ce sont les piliers traditionnels. Mais le champ ne cesse de s’élargir. La maille du filet se resserre, et la liste des secteurs sensibles est de plus en plus dense.
Ali Laïdi :
Donc un investisseur – qu’il soit chinois, allemand ou américain – doit, s’il remplit ces trois critères, obligatoirement déposer une demande à Bercy ?
Pascal Dupeyrat :
Absolument. Et je conseille vivement d’anticiper. Vouloir jouer à “pas vu, pas pris” est risqué. Si vous avez de bonnes intentions – ce qui est le cas de la majorité des investisseurs – vous avez tout intérêt à entrer en contact le plus tôt possible avec les services de Bercy pour discuter du projet.
Ali Laïdi :
La France est-elle seule à renforcer son contrôle ? Ou s’inscrit-elle dans une tendance plus large ?
Pascal Dupeyrat :
Il s’agit d’une tendance mondiale. Les États-Unis ont été les premiers à renforcer leur dispositif. Le Royaume-Uni, longtemps très libéral, a lui aussi adopté une législation très rigoureuse. L’Union européenne pousse désormais tous les États membres à mettre en place des mécanismes de contrôle robustes. L’enjeu est double : protéger les intérêts nationaux et anticiper les technologies de rupture.
Ali Laïdi :
Avec un retour possible de Donald Trump à la Maison-Blanche, peut-on s’attendre à un durcissement américain ?
Pascal Dupeyrat :
Oui, ses équipes ont déjà indiqué leur volonté de renforcer le contrôle, notamment sur les investissements “greenfield” et dans le secteur aéronautique. La tendance globale va vers plus de souveraineté, plus de contrôle, et une prise en compte accrue des enjeux géopolitiques.
Ali Laïdi :
Merci beaucoup Pascal Dupeyrat pour vos éclairages.
L’Entretien de l’Intelligence Économique, c’est terminé. Vous pouvez retrouver cette émission sur France24.com, nos réseaux sociaux et nos podcasts.
À très bientôt.
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Relians, expert du contrôle des investissements étrangers