Contrôle des investissements étrangers – Pascal Dupeyrat -Les Échos

Pascal Dupeyrat -Les Échos -La France brade-t-elle ses entreprises stratégiques ?
Controle des investissements étrangers - Pascal Dupeyrat -Les Échos -La France brade-t-elle ses entreprises stratégiques ?
Controle des investissements étrangers – Pascal Dupeyrat -Les Échos -La France brade-t-elle ses entreprises stratégiques ?

France, LES ECHOS, « La France brade-t-elle ses entreprises stratégiques ? », YouTube (vidéo), disponible  à l’adresse https://youtu.be/-gTnhC2zEzA?si=BCshiuPnqBkhAxf2 

Contrôle des investissements étrangers – Pascal Dupeyrat – Les Échos – La France brade-t-elle ses entreprises stratégiques ?

Alstom, Alcatel, le Doliprane : ces noms reviennent comme des marqueurs dès qu’il est question de souveraineté économique. Leur point commun tient dans une histoire devenue familière : des fleurons français, puis des opérations de rachat par des groupes étrangers, souvent accompagnées de polémiques. Ces affaires alimentent un débat récurrent, dans une période de fortes tensions géopolitiques et de retour du protectionnisme : l’État protège-t-il réellement ses entreprises stratégiques, ou laisse-t-il filer des actifs essentiels ? Au cœur de cette interrogation se trouve un sujet précis et désormais central : le contrôle des investissements étrangers.

La réflexion part d’une question volontairement large — « la France se fait-elle racheter ? » — et d’une caricature souvent entendue : la Chine, les États-Unis ou le Qatar seraient-ils en train de « nous piller » ? Mais ce cadrage est vite corrigé par une distinction fondamentale : d’un côté, les entreprises ordinaires, de l’autre, les entreprises stratégiques. Car les acquisitions d’entreprises stratégiques sont censées être surveillées par l’État. C’est le rôle du contrôle des investissements étrangers : permettre à l’État d’autoriser, de conditionner ou, le cas échéant, de bloquer certaines opérations dans des secteurs sensibles, au nom de l’intérêt national. Aujourd’hui, cette mission paraît presque évidente. Pourtant, l’idée d’un État vigilant n’a pas toujours dominé : le cadre historique montre au contraire une prise de conscience tardive.

Un repère majeur est posé en 1966. Sous le gouvernement Georges POMPIDOU, une loi importante établit que les relations financières entre la France et l’étranger sont libres : la France se proclame officiellement économie ouverte, et la liberté d’investissement devient la règle, quelle que soit la nationalité de l’investisseur. Ce texte prévoit bien une dérogation permettant à l’État de contrôler certains investissements pour défendre ses intérêts nationaux. Mais, comme l’explique Guillaume GENTIL — qui a retracé l’évolution de la doctrine de l’État et écrit une thèse sur le contrôle des investissements étrangers — cette dérogation ressemble alors davantage à une précaution rhétorique qu’à un instrument pleinement mobilisé. La tendance est très clairement à la libéralisation : pendant plusieurs décennies, on considère que les contrôles sont des verrous qui nuisent à l’attractivité et au développement économique. En résumé : pendant quarante ans, la mondialisation s’accélère, et l’idée qu’un investisseur étranger rachète une entreprise française ne déclenche pas, en soi, une alerte politique systématique.

Le changement intervient au début des années 2000, quand apparaissent les premiers scandales liés à des rachats — ou tentatives de rachats — d’entreprises jugées sensibles, sur fond de désindustrialisation. L’exemple mis en avant est Gemplus en 2003, un leader d’une technologie stratégique, racheté par une entreprise américaine décrite comme sous influence. D’autres cas sont cités : Péchiney, géant de l’aluminium, racheté par le canadien Alcan ; puis, en 2005, la rumeur d’une OPA hostile de Pepsi sur Danone, qui fait réagir jusqu’au sommet de l’État. À ce moment, Dominique de VILLEPIN, Premier ministre, lance un concept : le « patriotisme économique », avec l’idée de renforcer l’indépendance des entreprises françaises. C’est un premier tournant : fin décembre 2005, le « décret Villepin » permet à l’État d’autoriser, de conditionner ou de bloquer des investissements étrangers dans des secteurs jugés stratégiques. L’objectif n’est pas d’instaurer un contrôle des investissements étrangers sur tous les investissements : il s’agit de cibler un périmètre sensible. Pourtant, l’outil est présenté comme peu utilisé pendant une dizaine d’années : il existe, mais ne structure pas encore une véritable politique de souveraineté économique.

L’affaire Alstom fait ensuite basculer le débat dans une dimension plus politique et plus émotionnelle. En avril 2014, la presse américaine révèle qu’une opération est en négociation entre Alstom et son concurrent américain General Electric, portant sur les activités énergie (turbines pour centrales, éoliennes), soit plus de 70 % du chiffre d’affaires du groupe. Arnaud MONTEBOURG, ministre de l’Économie et du Redressement productif, réagit violemment : il reproche à Patrick KRON (PDG d’Alstom) d’avoir mené l’opération dans le secret et d’avoir nié tout projet d’alliance. Son indignation se cristallise dans une formule restée célèbre : faut-il installer un « détecteur de mensonge » au ministère pour les dirigeants du CAC 40 qui n’avertissent pas leur gouvernement ? Au-delà de la mise en scène, l’argument est stratégique : Alstom est présenté comme un acteur indispensable de la souveraineté nucléaire civile et militaire ; si les États-Unis contrôlent l’entreprise, ils peuvent disposer d’un moyen de pression sur un secteur critique. L’affaire est aussi décrite comme relevant d’une logique de guerre économique, et non d’un simple deal financier.

Dans ce contexte, Montebourg fait adopter un nouveau texte, souvent désigné comme le « décret Montebourg », qui élargit les secteurs soumis à autorisation préalable : énergie, eau, transports, communications électroniques, santé. C’est le deuxième tournant : le contrôle des investissements étrangers s’étend clairement et devient un outil plus robuste, pensé pour préserver les intérêts économiques nationaux. Mais l’épisode montre aussi la fragilité politique de l’instrument : Montebourg est remplacé par Emmanuel MACRON au ministère de l’Économie, et Macron décide de ne pas utiliser ce levier pour bloquer l’opération ; il valide la vente de la branche énergie d’Alstom à General Electric. L’événement est associé à une perte importante d’emplois en France, ce qui alimente durablement la critique d’un contrôle des investissements étrangers jugé trop permissif ou trop tardif.

Trois ans plus tard, en septembre 2017, un second acte renforce ce sentiment : ce qui reste d’Alstom (la branche transport) annonce l’entrée de Siemens à hauteur de 50 % dans son capital. Emmanuel Macron est alors président depuis quelques mois, et l’opération est validée. Même si la fusion ne se réalise pas entièrement, cette validation est présentée comme « la goutte de trop » pour une partie du public : encore une fois, un fleuron industriel semble passer sous influence étrangère, et l’enchaînement 2014–2017 donne l’impression d’un démantèlement progressif.

Dans la même période, d’autres dossiers alimentent l’idée d’une série : Alcatel-Lucent racheté par Nokia, STX, Technip, Lafarge… Une commission d’enquête parlementaire est lancée pour examiner les décisions de l’État en matière de politique industrielle. Le débat se déplace : on ne discute plus seulement des cas particuliers, mais de l’architecture même du contrôle des investissements étrangers. Un point ressort fortement : au moment de la commission, l’État n’aurait jamais officiellement refusé la moindre opération. Guillaume GENTIL nuance toutefois : l’absence de refus public ne signifie pas absence d’action, car l’administration peut dissuader un investisseur en allongeant les délais et en imposant des conditions lourdes. Mais symboliquement, apprendre qu’aucun blocage officiel n’a été prononcé affaiblit la force du signal et nourrit l’idée que le dispositif est trop discret.

Le contexte géopolitique accélère ensuite une inflexion : retour du protectionnisme, tensions avec la Chine, crispations avec l’Europe, arrivée de Donald TRUMP à la Maison-Blanche. Dans ce climat, un virage est décrit comme rapide : quatre mois après le début de la commission d’enquête, le gouvernement opère un changement de doctrine. Il ne s’agit pas d’abandonner l’attractivité, mais d’assumer davantage la protection des pépites stratégiques. Édouard PHILIPPE annonce un plan pour renforcer la protection des entreprises françaises jugées stratégiques, et de nouveaux secteurs entrent dans le champ : opérations spatiales, stockage des données, recherche en cybersécurité, IA, semi-conducteurs. Le message change : le contrôle des investissements étrangers n’est plus perçu comme un protectionnisme archaïque ; c’est le laisser-faire qui apparaît comme un manquement à la protection des intérêts nationaux.

Le fonctionnement du contrôle des investissements étrangers est ensuite présenté comme reposant sur trois critères cumulatifs. Premier critère : l’investisseur étranger, mais aussi son « honorabilité », c’est-à-dire son comportement dans d’autres opérations. Deuxième critère : la structuration de l’investissement (prise de contrôle, ou, pour les sociétés cotées, déclenchement possible dès un certain niveau de participation — un seuil de 10 % est mentionné). Troisième critère : l’existence d’une activité sensible, listée par le Code monétaire et financier. Si ces trois critères sont réunis, l’État a son mot à dire ; sinon, les investissements restent libres. L’enjeu n’est pas de décider si l’investisseur est “bien” ou “mal”, mais de savoir si l’opération, telle qu’organisée, porte atteinte aux intérêts de la Nation : dans ce cas, le ministre peut imposer des conditions, voire refuser.

À ce stade, Pascal DUPEYRAT est cité en tant que lobbyiste et conseiller d’investisseurs étrangers souhaitant s’installer en France, pour rappeler le cœur du raisonnement : ce n’est pas un dispositif “d’opportunité” ou de jugement moral, mais un outil de protection des intérêts nationaux. Les données avancées illustrent la montée en puissance : depuis 2019, les contrôles auraient doublé ; près de 400 dossiers déposés sur une année mentionnée, dont 182 éligibles au contrôle des investissements étrangers ; les principaux pays d’origine cités sont les États-Unis, le Royaume-Uni et la Suisse. Dans plus de la moitié des cas, la décision prend la forme d’une autorisation sous conditions — et c’est précisément ce qui progresse le plus. Les conditions peuvent viser le maintien des activités stratégiques en France, des clauses de gouvernance, des restrictions, avec sanctions financières en cas de non-respect. Limite importante : il ne peut pas y avoir de clause imposant le maintien de l’emploi, ce qui explique un décalage avec les attentes populaires, notamment après les grands scandales industriels.

Reste enfin la question de l’efficacité réelle. Il est indiqué qu’en 2024, pour la première fois, la Direction générale du Trésor annonce que six investissements ont été refusés sur les trois dernières années. C’est peu, rapporté au volume contrôlé, et certains dossiers médiatisés ne rentrent pas dans les critères. L’exemple Fnac Darty est cité : JD.com devient indirectement un actionnaire important, et le ministère fait signer un accord limitant sa capacité d’influence (actionnaire “dormant” sans droits de gouvernance). Mais une inquiétude demeure : que se passe-t-il si les conditions ne sont pas respectées ? L’alerte est renforcée par une prise de parole de la patronne de la DGSI, signalant que les menaces les plus fréquentes passent justement par des propositions de rachat ou des prises de participation, parfois menées “sous les seuils” pour éviter le contrôle des investissements étrangers, avec des risques de transfert de propriété intellectuelle. Les levées de fonds sont décrites comme des moments de vulnérabilité, notamment pour les start-ups deeptech. Même si le dispositif fonctionne “plutôt bien”, un point faible demeure : le suivi des conditions imposées manque de moyens.

Le dilemme final est posé sans détour : comment attirer des investissements étrangers indispensables au développement économique tout en protégeant efficacement les fleurons stratégiques ? Le contrôle des investissements étrangers s’est clairement renforcé et a changé de statut — de mécanisme discret à instrument central de souveraineté — mais sa crédibilité dépend désormais autant de ses règles que de sa capacité à surveiller, contrôler et sanctionner dans la durée.

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